Cet article a pour origine un challenge Guitar Live sur ma composition « Printemptation » de l’album @-quartet. Initialement, l’un des participants me demandait comment j’en étais arrivé là où j’en suis actuellement en musique. En répondant, j’en suis venu à décrire ma conception de la musique, et notamment de l’improvisation, comme une langue vivante. C’est cette idée qui est retranscrite ci-dessous.

J’écrivais: Voilà, j’espère que ces considérations vous aideront à bien démarrer... notez enfin que quand j’ai écrit ce morceau, je n’ai pas pensé à tout ça. La musique doit s’exprimer d’elle-même, et peut éventuellement faire l’objet d’analyse, mais après !

Réaction de l’un des participants: Voilà une belle maxime qui pourrait sans doute être écrite en gros sur la première page du forum. Mais la question que l’on se pose, c’est qu’avant de pouvoir laisser la musique s’exprimer de cette manière, il faut avoir atteint un niveau de technicité considérable. Il serait intéressant de savoir comment quelqu’un qui comme toi a atteint ce niveau y est parvenu. Je suppose que la réponse sera du genre « avec beaucoup de travail », mais s’agit-il d’un travail théorique, ou au contraire d’une démarche intuitive qui s’affine avec le temps ?

Bien sûr, il y a beaucoup de travail, mais ma démarche personnelle est avant tout intuitive, et théorique seulement quand le besoin s’en fait sentir. Cela n’a pas toujours été le cas: j’ai commencé en sens inverse, mais cela a bien failli me dégoûter de la musique (en fait, je pense que si ma fibre artistique n’avais pas été aussi forte, j’aurais sans doute abandonné à cette époque).

Mes parents m’ont mis au conservatoire quand j’avais 5 ans. Là, j’ai fait deux ans de solfège sans jamais toucher à un instrument. J’avais l’impression de retourner à l’école le mercredi, alors que mes copains allaient s’amuser. Mortel pour un gamin de 5 ans. Ensuite, j’ai pratiqué quelques instruments à la mode classique, où l’on ingurgite de la gamme sans jamais jouer un vrai morceau (ou à la limite, un morceau par an, pour la fête de fin d’année). Là non plus je n’ai pas supporté. Et c’est là que les gens qui ne sont pas vraiment musiciens dans l’âme arrêtent définitivement. Mais j’ai par la suite découvert le Jazz, l’improvisation, et aussi une autre approche de l’enseignement grâce à un professeur de guitare. C’est comme ça que je suis resté à la guitare en fait. Je suis avant tout passionné par le Jazz et l’improvisation, et guitariste par accident. J’aurais tout aussi bien pu être pianiste ou batteur. L’instrument est pour moi juste un moyen d’expression. Il y a des gens vraiment amoureux de leur instrument, mais ce n’est pas tellement mon cas. J’ai travaillé deux ans avec ce guitariste, et depuis presque 20 ans, je suis autodidacte et je travaille surtout à l’intuite. Mais attention: autodidacte, ça n’empêche pas de savoir ouvrir un bouquin de théorie si besoin est...

Voilà pour la version courte. Maintenant, les détails.

L’improvisation comme langue vivante

Ma démarche personnelle (mais j’essaie aussi de l’appliquer quand j’enseigne) peut se résumer à une phrase: « L’improvisation est une langue vivante. », comme l’anglais ou le français. La seule différence est que la musique s’adresse en priorité aux couches basses du cerveau (les émotions), alors que le langage stimule vos couches abstraites, mais c’est tout. Je sais que ça peut sonner comme un cliché, cette phrase, mais c’est en fait beaucoup plus subtile qu’il n’y paraît. Il n’y a qu’à étudier le cas de mon petit Éliott, deux ans (à l’époque), pour s’en convaincre. Il est en plein dans l’explosion du langage. Qu’est-ce qu’on remarque chez lui ?

  • Tout d’abord, il a une furieuse envie de communiquer. Il veut nous montrer des trucs, des objets, des couleurs, tout ce qui semble nouveau à ses yeux. Il n’arrête pas de baragouiner, de nous raconter des trucs tout le temps. C’est incroyable ce que les bébés sont bavards dans cette phase de leur développement.
  • Ensuite, il comprend déjà pratiquement tout ce qu’on lui dit, et ce bien avant de savoir parler lui même. C’est normal, puisqu’il nous entend parler depuis qu’il est né (même avant, en fait, car l’oreille se développe plusieurs mois avant la naissance). Pour avoir déjà une fille de 4 ans (à l’époque) qui est passée par là, je suis éberlué encore aujourd’hui par la capacité de compréhension des tous petits. Songez qu’à un an, on lui disait « Éliott, va mettre les chaussettes dans le panier à linge sale », et lui, de s’exécuter tout fier dans la seconde qui suit.
  • Et troisièmement, il commence à prononcer des mots (qu’il connaît depuis longtemps) et là on peut dire qu’il s’entraîne à chaque seconde. Ça s’affine avec le temps, mais je peux vous dire aussi que quand il n’arrive pas à se faire comprendre, ça le rend carrément hystérique.

Alors, quelle leçon peut-on tirer de cette « étude expérimentale » ? Que le sujet Éliott est un musicien débutant, et que le travail du musicien passe par trois étapes: un travail sémantique, un travail théorique, un travail technique ou pratique. Malheureusement, on a trop souvent tendance à oublier la première étape... Notez également que je ne prétend pas à une séquentialité parfaite de ces 3 étapes (tout ce passe plus ou moins en même temps). Cependant, il est plus facile et plus pertinent de les décrire dans cet ordre.

Le travail sémantique

Si les enfants n’avaient pas un besoin vital de s’exprimer, ils ne parleraient pas. De la même manière, pour être un improvisateur digne d’intérêt, il faut avant tout ressentir le besoin de s’exprimer, ce qui implique notamment d’avoir des choses à dire. C’est la différence entre un très bon technicien qui vous balance des gammes à fond la caisse, mais qui laisse l’auditeur froid, et le bluesman qui n’a que 5 notes pour s’exprimer, mais qui bouleverse le public. L’un n’a en fait rien à dire, l’autre a peu de vocabulaire, mais un sens profond à exprimer. Un peu comme les bavards ennuyeux d’un côté, et les autres qui ne disent que 3 mots, mais qui à chaque fois vous font réfléchir des heures dessus.

Mais comment a t’on des choses à dire en musique ? La réponse est toujours la même, partout: la culture. On est rarement un génie (on a rarement des idées nouvelles juste à soi), mais on est très souvent en accord ou en désaccord avec ce que les autres pensent. Par conséquent, avant de pouvoir prétendre s’exprimer sur un sujet, il faut savoir ce que les autres pensent, et faire le tri de ce que l’on aime ou pas. En musique, il faut écouter, écouter, écouter. Personnellement, je suis une véritable éponge à musique. Je connais à peu près par coeur toute ma discothèque, improvisations comprises, de tous les musiciens, note par note, même les chorus de batterie. Mais plus encore que ça, je sais faire le tri: il y a des choses que je comprends ou pas, il y a des choses qui ne m’excitent pas tellement (que je les comprennent ou pas), et il y a des choses qui me touchent et que j’ai une furieuse envie de savoir exprimer. Un peu comme quand vous écoutez quelqu’un parler, et que brusquement, vous vous dites « mais bien sûr, c’est exactement ce que je pense !! » (et vous pourriez rajouter qu’en plus, c’est mieux exprimé). C’est comme ça que votre personnalité musicale se développe.

J’espère que vous comprenez maintenant pourquoi il est important que votre discours musical ait un sens, et comment il peut en avoir un. Si mon Éliott avait passé ses deux ans de vie dans une seule pièce toute blanche, et qu’on lui avait appris à parler, qu’est-ce qu’il pourrait bien raconter ? Rien. Pour apprendre à parler ou à jouer de la musique, il faut découvrir un monde (moi, c’est le Jazz, Éliott c’est son environnement), et entendre des gens parler autour de vous (Éliott, c’est son entourage qui parle français, moi c’est les musiciens que j’écoute).

Maintenant, le problème du solfège à 5 ans, ou de ma prof de piano qui me faisait bouffer des gammes à 7 ans, c’est que c’est mettre la charrue avant les boeufs. Pourquoi diable est-ce que j’aurais envie de savoir jouer une gamme de Eb majeur ?! Je n’ai rien à faire avec. Pourquoi j’aurais envie d’apprendre à me servir d’un marteau si je n’ai pas de clous à planter ? Personnellement, je ne travaille bien que dans l’urgence et la frustration, quand le besoin est là. Travailler une gamme pour travailler une gamme, je n’ai jamais pu.

Le Travail théorique

Quand Éliott découvre quelque chose, il nous le dit: « là, là ! » et il nous le montre. Alors, on lui explique: « Oui chaton, c’est la voiture rouge ». Au cours d’une année, on peut lui répéter deux mille fois la même chose, mais c’est important: c’est son travail de consolidation des acquis. Quand c’est bien consolidé, Éliott a fait un travail théorique qui consiste à associer un ensemble de percepts (visuels, auditifs, olfactifs etc) avec le ou les mots correspondants, qui sont des étiquettes abstraites. L’ensemble donne ce que l’on appelle un « concept » dans les sciences cognitives.

Supposons que j’écoute Mike Stern. Il y a un moment où j’entends un plan auquel je ne comprends rien, mais qui me donne immédiatement une érection. Je prends mon ordinateur, je repique le passage en question, je time-stretch un p’tit coup, et je travaille le passage en question à vitesse ultra-lente. Et là, je découvre par exemple que cet animal s’est amusé à passer un demi-ton en dessous de la tonalité normale en jouant sur la tierce majeure/mineure (classique dans le blues), pour finalement retomber sur ses pattes au niveau de la quinte. Bon. Là, j’ai théorisé en généralisant l’idée: on peut s’amuser à jouer en dehors, un demi-ton en dessous. Ça sonne d’une manière particulière, mais il faut savoir retomber logiquement sur ses pattes.

Autre exemple: j’écoute deux morceaux et je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression que les impros sonnent pareil (« disent la même chose »). Alors j’analyse et je découvre que les deux morceaux sonnent comme du blues (harmonie à coup de 7èmes mineures) et que du coup, les improvisateurs jouent en myxolydien. À ce stade, j’ai « compris » ce que c’est que le myxolydien: je ressens comment ça sonne, et je sais que j’adore. Et notez bien l’ordre dans lequel les choses se produisent: j’ai d’abord été captivé par le son d’un mode. Ensuite, j’ai trouvé lequel c’était, et là, la leçon est apprise. Si un prof m’avait dit un jour « voilà le mode myxolydien, travaille le pour la prochaine fois », sans que j’ai jamais entendu du Jazz-Rock de ma vie, je n’aurais sûrement pas fait l’exercice.

Le travail technique ou pratique

Quand Éliott a compris ce que c’est qu’une « voiture rouge », il n’est pas pour autant capable de prononcer ces deux mots. Il va même falloir plus d’un an avant qu’il n’y parvienne. En musique c’est pareil: vos oreilles doivent être largement en avance sur vos doigts, sans quoi vous n’auriez rien d’intéressant à travailler.

Pour reprendre l’exemple du plan de Mike Stern, maintenant que je l’ai décortiqué, je ne sais pas pour autant le jouer à la même vitesse, alors je bosse lentement, puis plus vite, puis plus vite etc. D’autre part, en suivant l’idée générale de jouer un demi-ton en dessous, je peux aussi m’amuser à essayer des transitions entre les deux gammes à tous les endroits possibles, pour voir si ça sonne, pour me familiariser avec tous les doigtés etc. Ça pour le coup, c’est vraiment le travail le plus con qui existe, mais il est important, et surtout, je le fais dans une optique précise: je veux arriver à jouer aussi vite que Mike Stern, et pour l’instant je n’y arrive pas. Ou alors, je veux faire sonner du myxolydien, mais pour l’instant, je ne maîtrise pas le doigté qui va bien.

Pour résumer, quand je dis « la musique doit s’exprimer d’elle-même », je fais référence à l’étape sémantique, qui doit être la toute première. Il faut commencer par avoir des choses à dire. Personnellement, quand je vois des profs qui font travailler l’improvisation en disant aux élèves « voilà les gammes qui vont bien sur ce morceau, essaie de jouer dessus », ça m’énerve (je vais peut-être me faire des ennemis là). Moi, je commence par dire à la personne: « chante-moi quelque chose ». Si l’élève est un peu cultivé, il me fera une impro vocale acceptable, et en général il sera totalement incapable de faire pareil sur son instrument (donc là on a matière à bosser). Sinon, il me fera une impro à deux balles, et là on va passer quelques heures à faire sonner l’impro, à écouter ce que font les autres musiciens, mais en chantant (c’est pour ça qu’il pleut souvent à Paris).

Un dernier point: la théorie n’est qu’un outil de travail, et pas une fin en soi. D’ailleurs, toutes les théories musicales sont bancales, et même toutes les théories en général. Le cerveau humain fonctionne comme une mémoire massive et pas comme un ordinateur qui exécute de la logique. Aujourd’hui, vous parlez couramment le français, mais qui se rappelle exactement de toutes les règles de grammaires qu’on a apprises à l’école ? Quand vous faites une phrase, est-ce que vous vous dites « alors, il faut que je mette le sujet en premier, puis le verbe etc » ou bien est-ce que les phrases sortent toutes seules ? En musique, c’est pareil: les modes, les gammes, les quintes augmentées et tout le bastringue, c’est bon pour travailler à la maison. Mais dans le feu de l’action, il ne faut pas réfléchir. Il faut se contenter de laisser sortir ce qui a été tellement bien digéré que c’est devenu naturel. Et je le répète: en général, vos connaissances théoriques doivent toujours être très largement en avance sur ce que vous êtes vraiment capables de jouer. Sinon, ça ne sonne pas.

Et encore un dernier point (le vrai dernier, celui-là): je n’ai jamais vraiment bossé une gamme de ma vie. Pourtant, je sais quand même bien sortir mes gammes dans tous les sens, dans tous les modes. Pourquoi ? Parce qu’en travaillant des bouts de « vraie » musique, des plans, des trucs que je siffle et que je ne saurais pas jouer etc, tout ça tombe au final sur des bouts de vraies gammes ou d’arpèges. Donc les gammes finissent par se construire sans même que l’on s’en rende compte, morceau par morceau. C’est une démarche « bottom-up ». De la même manière, ma fille de 4 ans sait parfaitement faire des phrases correctes. Pourtant, elle n’a jamais étudié la grammaire. Elle est en première année de maternelle. La grammaire, c’est pour plus tard...